Quand j’ai envie de te rejoindre, je n’envisage pas d’utiliser une autre façon de m’adresser à toi.. L’âge ne peut rien à ça. Je garde l’utilisation de ton prénom, que je trouve de plus en plus beau tant tu l’habites bien, pour d’autres circonstances, pour d’autres lettres.

C’est en lisant L’élégance du hérisson[1], que m’a recommandé Marie, que j’ai ressenti le besoin de t’écrire. Il en est souvent ainsi. Un petit quelque chose de ma vie, si petit qu’on pourrait le croire insignifiant, appelle mon attention sur toi. Un mot entendu, une phrase lue, une image, une brève situation, entrent en résonance avec un souvenir, une pensée dont tu es le centre. Ainsi s’éclairent des moments de notre vie dont je m’aperçois que je n’avais pas la clé. Aucune culpabilité, aucun remord, une certaine joie plutôt, la joie de celui qui trouve, deux ou trois jours plus tard, le mot qui lui manquait pour finir son mot croisé.

Les lettres, plus que les paroles, sont à la disposition de leur destinataire. Il peut les lire, un peu, beaucoup, en entier, par morceau, pas du tout.

C’est sûr il faut écrire !

Je te livre la phrase qui m’a dérangée, qui m’a fait sortir de ce que je faisais, la lecture, pour m’appeler vers toi..

« De fait, lorsque la lutte contre l’agressivité du primate s’empare des armes prodigieuses que sont les livres et les mots, l’entreprise est aisée et c’est ainsi que je devins une âme éduquée puisant dans les signes écrits la force de résister à sa propre nature.( page113 »)

Tout est dit de l’éducation dans cette phrase. De toutes les tentatives, bien souvent maladroites, que j’ai conduites avec conviction pour faire de toi une âme éduquée, j’ai soudain réalisé qu’elles avaient été de faible portée. Non que tu sois le contraire d’une âme éduquée, mais plutôt que je pèse peu dans ce que tu es. Avec mes maladresses tu t’es fait homme. Je me suis abondamment trompé, trompé avec conviction, tu peux en être sûr. Seule cette conviction, remise continuellement en chantier, reste la marque de ce que je voulais le meilleur pour toi. Ai-je suffisamment utilisé les mots et les signes écrits pour résister à ma propre nature ? Comme tu le vois, j’avais besoin de m’éduquer, j’ai toujours besoin de m’éduquer. Thérèse Berthérat écrivait en substance, dans son livre Le corps a ses raisons, «  A cinquante ans, on est responsable de son  physique », je découvre qu’à 62 ans je suis responsable de mon éducation.

Si, comme je le pense, nous sommes en interaction, toi et moi, par la magie de ce qui nous attache l’un à l’autre, je souhaite que mon éducation, que je poursuis, te serve un peu, tant la tienne, pour la partie que je vois ou devine dans ce que tu deviens, me fait progresser.

Résistons à notre propre nature, cela nous élève, les mots et les livres peuvent servir à ça.

            Bien affectueusement,             

                                                                                                          Papa